Un aperçu de la problématique de l’avenir pour le bilinguisme en Alsace

Un avenir pour le bilinguisme en Alsace, un aperçu de la problématique par Pierre Klein

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  1. Réflexions introductives 

Définition de la langue régionale d’Alsace : LOI n° 2019-816 du 2 août 2019 relative aux compétences de la Collectivité européenne d’Alsace, Art. L. 3431-4.-La Collectivité européenne d’Alsace crée un comité stratégique de l’enseignement de la langue allemande en Alsace, dans sa forme standard et ses variantes dialectales, qui réunit le rectorat et les collectivités territoriales concernées et dont les missions principales sont de définir une stratégie de promotion de l’allemand dans sa forme standard et ses variantes dialectales, d’évaluer son enseignement et de favoriser l’interaction avec les politiques publiques culturelles et relatives à la jeunesse.  

L’individu, généralement l’enfant, ne choisit pas sa langue première. Elle lui est imposée au travers de la socialisation anticipée, primaire et secondaire, c’est-à-dire par l’environnement psycho et sociolinguistique, familial, scolaire et social.

Une langue existe par la pratique qu’en font ses usagers. Cette pratique répond à un besoin individuel et social, une demande de langue, et s’exerce au travers d’une fonctionnalité de la langue, une offre de langue. Demande et offre de langue présentent divers domaines d’action, domaine vernaculaire (privé, familial), domaine véhiculaire (usage courant de la vie sociale et économique), domaine référentiel (officiel, culturel, scolaire et identitaire) et domaine religieux (liturgie). Ce sont ces critères qui déterminent la rencontre entre la demande et l’offre de langue, c’est-à-dire le  marché linguistique.

Pour faire changer de langue à une population, il faut faire intervenir plusieurs facteurs : diminuer le nombre de locuteurs et les fonctions de la langue dominée, dévaluer sa fonction identitaire et obtenir la légitimation de cette politique. Le changement de langue peut se faire par rupture (d’une génération à l’autre) ou de façon continue (par un lent processus d’absorption). Le changement est d’autant plus rapide que les deux phénomènes s’additionnent. C’est le cas en Alsace.

« Lorsque, à l’inverse, une langue jusque-là dominée accède au stade de langue officielle, elle subit une réévaluation qui a pour effet de modifier profondément la relation que ses utilisateurs entretiennent avec elle. » Pierre Bourdieu in « Ce que parler veut dire »

Pour que la langue régionale (allemand standard et dialectes d’Alsace) puisse survivre dans la société alsacienne, elle doit pouvoir y bénéficier d’une existence scolaire, culturelle, administrative, économique et sociale (à l’exclusion de ce qui doit être véritablement régalien[1]). C’est une condition sine qua non. Tout le reste n’y suffira pas. Il y a donc un triple travail à mener par la collectivité alsacienne, celui de la définition d’une stratégie identitaire désinhibée, celui d’obtenir les libertés nécessaires -pour faire- et celui du faire. Il conviendrait d’ores et déjà d’assurer les existences énoncées ci-dessus à hauteur de 30 %. Ce taux est à la fois le minimum nécessaire pour assurer une survie à court terme et la base utile pour un plein emploi futur.

La première identité de l’Alsace est géographique. L’Alsace est ce qu’elle est parce qu’elle est située là où elle est. L’Alsace n’est pas que l’extrémité orientale de la France, une fin de terre. Elle est aussi l’extrémité occidentale de la Mitteleuropa. Et c’est de cette situation que découle l’essentiel de ses particularismes, qu’il s’agisse de langues, de culture, d’économie, d’écologie et d’interculturalité transfrontalière.

L’Alsace a une forte identité rhénane. C’est une grande chance pour la France d’avoir un pays rhénan en son sein. Elle a tout intérêt à lui conserver sa « rhénanitude ». Dans cet espace, l’Alsace est entourée de pays francophones et de pays germanophones. Si elle ne veut pas tourner le dos à la moitié du monde qui l’environne, si elle veut vivre à 360 degrés et tirer pleinement profit de cette situation, les Alsaciennes et les Alsaciens doivent pouvoir être bilingues français-allemand. Partant de ce bilinguisme-là, l’anglais en particulier, c’est cadeau.

Tant d’avantages et pourtant le bilinguisme collectif alsacien ressemble à un champ de ruines. L’Alsace n’est pas seule responsable à cet état. Il y a une impossibilité française à reconnaître la propre diversité française. Mais l’Alsace y a sa part, notamment en raison d’un contexte socio-psychologique.

L’Alsace, c’est aussi des douleurs du passé qui se muent en non-dits, ces maîtres silencieux qui poussent à la reproduction inconsciente de schémas anciens et anachroniques ou quand les petits enfants restent notamment enfermés dans l’anti-germanisme de leurs grands-parents, voire l’accentue.

L’Alsace n’a pas été victime de la langue allemande. Elle a été victime du nazisme. Ce n’est pas la même chose. L’Alsace s’est longtemps nourrie à la langue et à la culture allemandes. Elle y a même apporté une contribution majeure.

Si l’Alsace a été annexée à l’Allemagne nazie, si cette annexion a occasionné un véritable traumatisme et si le post-traumatisme a consisté à rejeter tout caractère allemand de l’Alsace, le temps de la résilience, c’est-à-dire de celui du « Werde der du bist. » (deviens qui tu es.) n’est-il pas venu,  le temps du triomphe sur toutes les inhibitions, sur tous les reniements, refoulements et fatalisme, et du plein déploiement de ses possibilités ?

Si l’Alsace été le lieu malheureux des antagonismes nationaux français et allemands, elle a aussi été le lieu heureux où se sont rencontrées et fécondées deux grandes cultures européennes, la française et l’allemande. C’est dans la confluence et la synthèse que l’Alsace est véritablement alsacienne. Ce faisant l’identité alsacienne s’inscrit d’emblée dans le postnationalisme qui rejette tout ethnisme. Elle est ouverture et non-repli, selon l’arithmétique 1+1=2 et non moins un.

Les interdits prononcés en 1945 à l’égard de la langue allemande, interdits scolaires, interdits médiatiques et interdits culturels constituèrent un tort immense fait à l’identité linguistique alsacienne et une violence psychologique faite aux Alsaciennes et aux Alsaciens. Rien ne justifiait d’orienter les choses différemment de ce qu’elles étaient avant 1940[2], sinon la volonté inavouée de poser les jalons pour un alignement sur le monolinguisme déjà bien installé ailleurs en France et de mettre fin à une exception alsacienne. Reconnaître le tort fait, c’est commencer à le réparer. Connaître le tort et ne pas vouloir le réparer, c’est persister.

La France est ainsi faite qu’elle appelle au sacrifice des langues dites régionales sur l’autel de l’union dans l’uniformité. Soit on s’en offusque et on demande une révision des concepts qui en sont à l’origine de cet état de fait, soit on fait avec. Mais faire avec suffira juste à agir à la marge et sans doute pas même à maintenir l’existant en connaissance et en pratique des langues régionales de France.

Si l’Alsace a une histoire, elle n’a par contre pas de mémoire, car à vrai dire, les Alsaciens n’ont jamais eu l’occasion de faire ensemble un travail sur leur histoire et leur culture ni donc d’élaborer ensemble une mémoire collective, notamment parce que leur histoire et leur culture restent non enseignées dans les écoles d’Alsace et qu’elles sont très peu présentes dans les médias publics, régionaux en particuliers. Ce qui manque le plus à l’Alsace, c’est un récit alsacien, un récit partagé sur l’histoire et la culture d’Alsace qui traverserait la société alsacienne.

On ne naît pas Alsacien, on le devient… ou pas. On peut le devenir si l’on a accès aux éléments identificatoires alsaciens, à la connaissance de ce qui a fait et fait encore l’Alsace.

On ne peut pas développer une empathie envers ce que l’on ne connaît pas !

La culture est à la base de l’unité de l’Alsace, en même temps que son originalité la plus tangible. Elle se caractérise essentiellement par son intensité, sa profondeur et sa pluralité. Cette dernière trouve ses origines dans les apports successifs (français, allemands proprement alsaciens et autres) qui, aujourd’hui, se confondent de bien des façons pour former la culture alsacienne. Aussi, l’Alsace peut-elle être décrite comme une terre d’échange et de synthèse. Les choses cependant, n’ont pas été et ne sont pas toujours simples. Les ruptures et les affrontements politiques et nationalistes, l’érosion actuelle de pans entiers de la culture alsacienne et la perte de repères qui l’accompagne ne sont pas sans créer des interrogations, des doutes et des malaises.

Pourquoi plus d’identité. Une identité partagée et donc collective, autrement dit un agir et vivre ensemble voulu et construit et la possession d’un réseau durable de relations d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance qu’il fonde, constitue un véritable capital social. Plus l’identité collective est forte, plus le capital social sera fort et plus forte sera sa possibilité de faire fructifier le bien commun économique et culturel.

Parler de l’Alsace, c’est parler de la France et plus encore de l’Europe. Tout ce qui s’est fait en Europe s’est aussi fait en Alsace. L’Alsace est un concentré d’Europe, de ses heurs et de ses malheurs. Et comme l’Europe, l’Alsace est une et diverse. La France aussi. L’une de ses diversités a pour nom Alsace. Il reste à la France de la reconnaître entièrement et à l’Alsace d’être en mesure de la vivre pleinement. Pour ce faire, elle a besoin de – Plus d’Alsace -, c’est-à-dire de plus de pouvoirs et de moyens et donc d’exister au travers d’une institution pleine et entière. Le Plus d’Alsace sera alors un vrai plus pour les Alsaciens et pour la France. Le dynamisme des hommes et des sociétés est directement conditionné par leur sentiment d’identité. La reconnaissance de la diversité constitue un puissant moteur de développement pour les individus et les sociétés, en ce qu’elle donne le goût de se distinguer et les forces pour y parvenir.

Si l’Alsace a (encore) une forte identité linguistique et culturelle, elle a aussi une forte identité économique. Et les deux sont en forte interrelation et s’enrichissent (encore) réciproquement. L’intégration européenne a donné un grand souffle à l’Alsace et à son économie. Au fil des décennies, l’Alsace est devenue une région dont l’économie est très ouverte, notamment sur le bassin rhénan, véritable épine dorsale économique européenne, sur le reste du monde aussi. Et le monde de demain appartiendra à ceux qui seront bilingues et plurilingues. Un bilinguisme français-allemand bien construit ouvre sur toutes les langues romanes et à toutes les langues germaniques. Il a été une des clés des performances économiques et le sera encore à l’avenir, si on veut bien lui porter toute l’attention qu’il nécessite, pour le bien de l’Alsace… et de la France toute entière.

L’allemand est alsacien, l’alsacien, c’est de l’allemand. Ce paradigme a traversé les générations et les siècles. Renoncer au standard allemand au bénéfice des seuls dialectes qui seuls seraient « la langue alsacienne » relèverait du repli provincialiste sur l’entre-soi au préjudice d’une ouverture sur l’ensemble germanophone, quelque 120 millions de locuteurs en Europe. Ce n’est pas peu. Ce serait comme en Saintonge jouer le dialecte saintongeois ou au Poitou jouer le poitevin, des  dialectes d’oïl, contre le standard français.

Les trois-quarts de ce qui distingue l’Alsace d’aujourd’hui des autres régions de France proviennent de la période du Reichsland (1870-1918), à commencer par le droit local

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[1] On n’en est pas à demander par exemple qu’à l’armée française les ordres soient donnés en breton, basque … allemand. Que les jacobins soient rassurés.

[2] Ce que confirmait en mai 1947 le Conseil général du Bas-Rhin qui demandait la réintroduction d’un enseignement de l’allemand dans les écoles primaires d’Alsace avec retour au règlement en vigueur en 1939 (notamment enseignement obligatoire et épreuve obligatoire au certificat de fin d’études).